Le peuple de 2012 rendu intelligent

Le 3 janvier 2012

En période électorale, au nom de la difficulté à cerner le genre de "vérités" dont a besoin le peuple, les uns appellent les électeurs à leur faire confiance, et les autres y consentent à force de se sentir incompétents. En ces temps agités, de quoi revisiter les enjeux de 2012.

Citation : « Notre rapport au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou bien ce n’est pas au vrai que nous allons ». – Maurice Merleau-Ponty


S’il faut se défier des spectacles illusoires que notre système social sécrète comme sa condition de fonctionnement et condition d’occultation de ce fonctionnement, et si tout ce qui entrave la création par le peuple de son propre destin est contraire à toute idée d’émancipation humaine, cela signifie-t-il que le peuple ne se trompe jamais ?

Toute l’histoire est là pour attester le contraire : ce n’est pas qu’en Allemagne des années trente que le peuple a lui-même plongé dans l’inimaginable barbarie mais, même si c’est le plus souvent dans des impasses moins monstrueuses, en d’innombrables autres circonstances. C’est même en référence à cette réalité que ceux qui protègent de toutes leurs forces les pires injustices des sociétés existantes accusent de « populisme » quiconque demande plus de démocratie.

La campagne électorale en cours n’échappe pas à cette règle : ce sont celles et ceux qui prétendent qu’il n’est d’autre société possible que celle où ils dominent et prospèrent, qui s’accrochent le plus à la parodie de démocratie qu’est devenue la “démocratie représentative”.

L’argument est simple et convaincant : la crise est si complexe que les meilleurs experts et les meilleurs praticiens de la politique économique eux-mêmes ne parviennent pas à en endiguer les mécanismes et les effets. Comment alors un peuple ignorant de toute cette science pourrait-il y prétendre ? Au contraire même, chacun voit bien que plus de démocratie ferait le lit des extrémistes des deux bords, dont on ne cesse de dépeindre le “populisme” commun.

Et comment imaginer que des indignés campant comme des miséreux sur des agora modernes pour palabrer à longueur de journée, ou ces tweeters sans diplôme de l’ENA ou d’HEC qui font circuler leurs petits messages, puissent faire émerger des idées d’avenir ? Il faudrait donc protéger le peuple contre lui-même. Et sous prétexte que de toute évidence le peuple n’est pas infaillible, il conviendrait de soumettre son destin à des monarques dont tout montre que leur « science » produit délibérément une catastrophe planétaire.

Le problème n’est ni simple ni nouveau. Platon déjà doutait qu’un peuple puisse se gouverner lui-même en accédant à la vérité politique. Vingt siècles plus tard John Locke, initiateur philosophique du libéralisme économique, écartait le peuple de toute légitimité politique, la compétence en ce domaine coïncidant avec le pouvoir économique et monétaire. Contre John Locke, Rousseau lui-même se désespérait de ne pouvoir concevoir l’accession du peuple aux idées de justice sociale dont il aurait pourtant besoin.

Marx qui pourtant avait la conviction que seuls les peuples produisaient leur histoire et qui toujours refusa l’idée même d’un “modèle” théorique de société ou d’une “vérité” a priori en ce domaine, en vint à se demander si un jour un peuple serait capable de s’émanciper assez largement pour empêcher la violence des possédants de massacrer ses espérances démocratiques. Et notre présent montre assez qu’entre ce que l’on aimerait voir les peuples – à commencer par le nôtre – construire pour gagner en liberté et en mieux vivre, et ce que ces peuples font souvent pour leur propre malheur, il y a un écart désespérant.

Certains en viennent à rêver de briser ce cercle vicieux par la violence minoritaire, comme si l’histoire n’enseignait rien à ce sujet. D’autres en viennent à s’accommoder de la résignation qui en résulte et à rechercher le “moins pire”. Quant à ceux qui dominent, plastronnent et se repassent les pouvoirs avec leurs cortèges de privilèges, ils mettent en garde contre les premiers et flattent les seconds, afin de naviguer sur les déferlantes des malheurs du monde. Et cela n’est pas sans effets puisque, selon les mots d’Hannah Arendt,

on peut également ériger un “monde” » sur le mensonge : l’organisation sur la base d’un mensonge n’est pas moins puissante que celle sur la base du vrai.

C’est bien au nom de cette difficulté à cerner le genre de “vérités” dont a besoin la politique, qu’en temps de campagne électorale les uns appellent les électeurs à leur faire confiance, et les autres y consentent à force de se sentir incompétents eux-mêmes. C’est ainsi qu’à coups de sondages, à force de médiatisation, grâce à la logique bi-polarisante de nos institutions, grâce à la logique verticale du pouvoir qui leur est attachée, grâce au détournement de la démocratie par une forme délégataire du suffrage universel, grâce à la transformation en spectacle de tout cet édifice, les citoyens s’enferment eux-mêmes dans un cercle vicieux et en viennent à considérer que tout se vaut et qu’en définitive il n’y a de choix qu’entre l’abstention et le vote contre le pire.

Derrière le renoncement à sa propre souveraineté, il y a dans le peuple, le plus souvent à son insu, une certaine idée de la “vérité” qui alimente la croyance aux “experts” en politique, aux “scientifiques” en économie, donc à l’incapacité des citoyens de reconnaître, définir et pratiquer une politique cohérente.

Disons-le tout net : si refuser ce type de raisonnement est du “populisme”, alors il faut crier haut et fort que la démocratie est le pire des principes. Mais pour ceux que cette démagogie exaspère et qui coûte que coûte conserve la citoyenneté active chevillée à la conscience, il y a une autre vision des choses possible. Par exemple, celle que le philosophe Maurice Merleau-Ponty indiquait dans son Éloge de la philosophie :

Notre rapport au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou bien ce n’est pas au vrai que nous allons.

Mais celui que certains “marxistes” d’alors insultaient pour ce genre de propos, avait sans doute lu Marx avec plus de soin et moins d’aveuglement. Le Marx qui écrivait à Arnold Ruge en 1843 qu’un authentique révolutionnaire ne pouvait proposer ni un idéal ni un modèle, mais seulement l’explicitation des “principes que le monde a lui-même développés en son sein”, c’est-à-dire de contribuer à rendre manifeste “le mouvement réel qui abolit l’état actuel”.

À ceux qui se voient sommer de s’adapter au mouvement du monde par ceux qui justement provoquent ce mouvement, il appartient donc dans les pratiques quotidiennes comme dans les isoloirs de bien voir les avenirs possibles dont ils sont porteurs…

N.B : Outre l’Éloge de la philosophie de Maurice Merleau-Ponty, lire la lettre de Karl Marx à Arnold Ruge de 1843, et, dans les écrits intitulés Journal de pensée, d’Annah Arendt, le §26 du tome 1 et le §29 du tome 2. Lire aussi La crainte des masses d’Étienne Balibar.


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Poster par Marion Boucharlat pour Owni (cc)

Illustration par Tamari09 [cc-by-nc] via Flickr remixée par Ophelia Noor

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