La pub ciblée fait flipper l’internaute
Et si la publicité contextuelle n'était pas la meilleure solution? Passé un certain stade de précision, cette technique serait contre-productive : l'impression de surveillance mais aussi le fait de se rendre compte qu'on est très prévisible peuvent effrayer.
Un petit article qui donne à réfléchir, publié la semaine dernière par Wired. Le journaliste Felix Salmon s’y interroge sur les limites du ciblage comportemental sur Internet, une pratique marketing désormais incontournable et qui ne cesse de s’intensifier.
Salmon fait remarquer que, passé un certain stade de précision, le ciblage semble avoir un effet contre-productif et suscite la répulsion plus que l’intérêt de l’internaute. Un point de bascule que le journaliste rapproche du concept de vallée dérangeante. Selon cette théorie élaborée par l’expert en robotique japonais Masahiro Mori, les robots humanoïdes doivent être soit délibérément peu ressemblants aux humains, soit parfaitement identiques, mais surtout pas entre les deux (d’où l’idée de “vallée”), au risque de provoquer un rejet pur et simple de la part des vrais êtres humains. C’est assez difficile à expliquer comme ça, mais le graphique (à droite) qui accompagne l’article Wikipédia est assez clair.
Pour revenir au ciblage sur Internet : la “vallée dérangeante” serait ici le stade où la publicité devient suffisamment précise pour vous faire flipper tout seul en face de votre écran. Comme dans la théorie d’origine, il est possible de sortir de cet entre-deux contre-productif en poussant la logique du ciblage, mais en veillant à ce qu’il soit accepté par l’utilisateur (par opt in, comme c’est plus ou moins le cas pour l’Instant Personalization de Facebook) et/ou qu’il s’efface derrière les produits et contenus qu’il fait remonter. En d’autres termes, que le targeting devienne aussi utile à l’internaute qu’au marketeur.
Mais d’où vient cette répulsion face au ciblage?
Il y a bien sûr le sentiment d’être épié (“Eh, je sais que la semaine dernière tu as cherché la recette de la quiche lorraine, ça te dirait d’acheter le livre 1001 Tartes salées et sucrées ou un paquet de lardons pour ton prochain dîner?”). Le ciblage comportemental, aussi anodin soit-il, rappelle que l’Internet peut facilement se muer en système panoptique. Le grand public est désormais éduqué et toujours plus inquiet quant à la protection de la vie privée à l’ère digitale. Ses craintes, fondées comme infondées, sont régulièrement relancées par quelque scandale, dont le dernier en date concerne l’iPhone d’Apple, qui collecterait les données de géolocalisation de ses utilisateurs sans leur consentement. On devrait bientôt observer une suspicion généralisée vis-à -vis des nouvelles technologies, et certains appellent déjà de leurs vÅ“ux des mesures afin de permettre à chacun de mieux maîtriser ses données personnelles, ou du moins de prendre conscience de “ce qu’ils savent” (pour reprendre le titre d’une rubrique du Wall Street Journal entièrement consacrée à ces enjeux).
Cependant, il me semble que les raisons du rejet d’une publicité trop ciblée sur Internet sont encore plus profondes. Un ciblage très précis provoque le dégoût et la peur parce qu’il met à nu la nature finalement très prévisible de l’homme.
Le pouvoir des données est aujourd’hui célébré, et beaucoup voient dans leur collecte et leur exploitation à grande échelle (notamment grâce au smartphone, à la fois objet le plus intime et le plus ouvert sur le monde qui soit) les fondements d’une nouvelle révolution scientifique et humaniste. Cependant, le culte des data, dont participe le ciblage comportemental sur le Net, dévoile tous les déterminismes de l’Homme et pourrait battre en brèche le paradigme (hyper)moderne de l’Individu tout-puissant, certes pas toujours rationnel mais au moins libre de ses actes.
À ce titre, une pub trop ciblée nous mettrait inconsciemment face à nos propres limitations et remettrait en cause notre caractère spécial, unique —humain.
Article publié initialement sur Pocket Zeitgeist
Photo FlickR CC muskva
Graphique Wikimedia Commons de Smurrayinchester et traduction de Yvanhoe en Creative Commons by-sa
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