OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Le droit à l’information mis à mal par le secret des affaires http://owni.fr/2011/01/24/le-droit-a-l-information-mis-a-mal-par-le-secret-des-affaires/ http://owni.fr/2011/01/24/le-droit-a-l-information-mis-a-mal-par-le-secret-des-affaires/#comments Mon, 24 Jan 2011 13:10:25 +0000 François Krug http://owni.fr/?p=43635 Titre original : Secret des affaires : le droit à l’information menacé ?

Les soupçons d’espionnage chez Renault et l’impact des révélations de WikiLeaks relancent le débat sur le secret des affaires. Le gouvernement prépare une loi, et un député UMP vient de déposer son propre texte. Il propose de renforcer les sanctions, mais aussi de laisser aux entreprises le soin de décider quelles informations devraient être protégées. Au risque de limiter au strict minimum la transparence sur leurs activités…

Bernard Carayon, député UMP du Tarn, a déjà consacré plusieurs rapports à la question, déposé une proposition de loi en 2009 et tenté d’introduire un amendement sur l’intelligence économique dans le projet de loi Loppsi sur la sécurité. Il est soutenu par quelques-unes des plus grandes entreprises françaises : il préside la Fondation Prometheus, un « think tank » financé notamment par Alstom, EADS, Dassault, Thales ou le groupe pharmaceutique Sanofi-Aventis.

Un « confidentiel Défense » pour les entreprises

Cette fois-ci sera-t-elle la bonne ? La semaine dernière, Bernard Carayon a déposé une nouvelle proposition de loi sur « la protection des informations économiques ». Selon lui, les peines déjà prévues pour l’abus de confiance, la violation du secret professionnel ou l’intrusion dans un système informatique ne suffisent plus.

Son texte prévoit donc de punir « l’atteinte au secret d’une information à caractère économique protégée » : trois ans de prison et 375 000 euros d’amende, le double si le responsable de la fuite a agi « dans l’intention de nuire » à l’entreprise ou s’il en a tiré « un profit personnel ».

Le gouvernement prépare lui aussi un projet de loi sur la question, confié à la Délégation interministérielle à l’intelligence économique. Parmi les mesures envisagées, la création d’un label « confidentiel entreprise », sur le modèle du « confidentiel Défense » protégeant les secrets d’État.

Première difficulté : au-delà des brevets industriels, quelles informations mériteront une telle confidentialité ? La proposition de loi de Bernard Carayon en propose une définition très souple :

Sont qualifiées d’informations à caractère économique protégées, les informations ne constituant pas des connaissances générales librement accessibles par le public, ayant, directement ou indirectement, une valeur économique pour l’entreprise, et pour la protection desquelles leur détenteur légitime a mis en œuvre des mesures substantielles conformes aux lois et usages, en vue de les tenir secrètes.

« Je revendique un droit à l’intimité »

Cette définition pourrait donc concerner autant l’espionnage industriel que les fuites dans la presse ou sur WikiLeaks. Après les secrets du Pentagone, le site veut justement s’attaquer à ceux des entreprises : son créateur, Julian Assange, promet des révélations sur une grande banque américaine dans les semaines qui viennent.

« Je revendique aussi bien pour l’État et les entreprises le droit à l’intimité des personnes privées », m’explique Bernard Carayon. Selon lui, les « connaissances générales librement accessibles par le public » évoquées dans son texte sont déjà nombreuses, sur Google ou dans les comptes et rapports de gestion déposés par les entreprises auprès des tribunaux de commerce :

Le droit à l’information n’est pas non plus le droit à la transparence totale, aussi bien pour l’État et les entreprises que pour les particuliers. Par exemple, s’il vous apparaît légitime d’enquêter sur la santé d’un dirigeant politique ou industriel parce que cela déterminera l’avenir d’une institution ou d’une entreprise, est-ce que le droit à l’information vous autorise à publier une information selon laquelle ce dirigeant est atteint d’un cancer ? Je me pose la question, et évidemment, ce n’est pas très facile d’y répondre.

Justement, c’est la question que se posent certains investisseurs américains, après le nouvel arrêt maladie du patron d’Apple, Steve Jobs, atteint d’un cancer. L’annonce a fait dégringoler le cours de l’action Apple : Steve Jobs aurait-il dû tenir la presse et les marchés financiers au courant de l’évolution de son cancer ?

Les fuites sur le Mediator auraient-elles eu lieu ?

L’autre difficulté, c’est de savoir qui dressera la liste des informations devant être, ou non, protégées. Là encore, la proposition de loi de Bernard Carayon est très souple. Ou plutôt, pragmatique, selon lui :

Ce n’est pas à l’Etat de dire “le carnet d’adresses du directeur général ou les méthodes informatiques du directeur de la sécurité des systèmes d’information doivent être protégés”, c’est à l’entreprise de définir elle-même son référentiel de sécurité […]. Si on fait l’inverse, la réalité très vite déborderait le droit […]. Le juge sera libre de considérer ou non que l’information était inutilement dans le périmètre de sécurité.

Prenons un autre exemple, au hasard : le laboratoire Servier pourrait-il utiliser un tel dispositif juridique pour empêcher ou sanctionner les fuites sur le Mediator ? Il a d’ailleurs financé la Fondation Prometheus, mais n’en serait plus membre, selon Bernard Carayon. Pour le député, la question ne se pose pas :

Ne peut pas être considéré comme susceptible de bénéficier d’une protection par la loi le classement confidentiel d’une information entraînant la responsabilité pénale d’une entreprise : on ne peut pas se protéger par la loi d’une illégalité.

Votre entreprise a-t-elle déjà dressé une liste d’informations « sensibles », ou a-t-elle donné des consignes à ses salariés pour éviter les fuites ? Témoignez dans les commentaires.

Illustration de Une : Logui

Article de Une : Espionnage chez Renault: un cas de bleuïte ou une vraie fuite? / Pôles de compétitivités: souriez, vous êtes fliqués

>> Article initialement publié sur Eco89

>> Illustration FlickR CC : iklash/, RLHyde

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En défense d’Internet et de WikiLeaks (3): la révolution numérique http://owni.fr/2011/01/10/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-3-la-revolution-numerique/ http://owni.fr/2011/01/10/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-3-la-revolution-numerique/#comments Mon, 10 Jan 2011 15:04:14 +0000 Edwy Plenel http://owni.fr/?p=41667 La détestation d’Internet et la diabolisation de WikiLeaks cachent une haine de la démocratie… Au troisième épisode de ce plaidoyer, le voici rattrapé par l’actualité. Il y avait eu le désastre hongrois, cette loi contre la liberté de l’information promulguée par le pays qui, actuellement, préside l’Union européenne. Il y a maintenant le naufrage français, cet appel à la censure de WikiLeaks lancé par le ministre français de la culture et de la communication, Frédéric Mitterrand.

De M le Maudit à A l’Affreux

Premier film parlant du cinéaste Fritz Lang et son avant-dernière œuvre allemande, M le Maudit (1931) met en scène la chasse à un meurtrier d’enfant, menée de concert par la police et par la pègre. Il est permis d’y voir une fable sur la montée du nazisme ou, plus essentiellement, sur l’usage de la peur en politique: la traque d’un assassin isolé et malade accompagne et masque la montée d’un ordre nouveau où le crime pourra s’épanouir à loisir, à condition de servir les puissants. Ce n’est évidemment qu’une image de pensée, destinée à provoquer la réflexion, mais, de M le Maudit à “A l’affreux” – A comme Assange –, je me demande si nous ne sommes pas, aujourd’hui, témoins d’une allégorie semblable, sans doute moins sinistre quoique très réelle et, sur le fond, aussi alarmante.

Avec Julian Assange, son aventurisme personnel et ses frasques suédoises, les pouvoirs politiques et économiques semblent avoir trouvé le bouc émissaire idéal dans leur volonté de mettre au pas les nouvelles libertés numériques qui les défient et les effrayent. Que le commerce, y compris sans vertu comme les paris et jeux de hasard, prolifère sur Internet avec une régulation minimale ne les dérange pas, de même que ne les offusque nullement la généralisation des moyens de surveillance, d’espionnage et de traçage numériques. En revanche, ce droit conquis par en bas, sans attendre qu’on veuille bien le leur accorder d’en haut, par les individus quels qu’ils soient de communiquer sur la Toile, d’informer, d’échanger, de révéler, de contester, de discuter, de se lier et de se relier instantanément et indéfiniment, voilà ce qui serait dangereux pour la société et insupportable pour ceux qui s’en croient les seuls légitimes propriétaires.

Qu’on ne s’y trompe pas: la traque de WikiLeaks est une chasse à Internet et, plus généralement, à l’extension de nos libertés d’information et de communication. La personnalisation médiatique et judiciaire autour du fondateur de WikiLeaks permet de faire diversion. Les révélations des câbles diplomatiques américains, qui succèdent aux documents accablants sur les sales guerres afghane et irakienne, leur pertinence, leur gravité et leur légitimité sont éclipsées par cette campagne. Assange et WikiLeaks deviennent ainsi malgré eux les héros d’un feuilleton criminel tandis que s’éloignent, dans une confusion entretenue, les importantes informations d’intérêt public que nous leur devons, notamment sur les consignes d’espionnage généralisé données par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton aux diplomates américains comme s’il s’agissait d’agents de la CIA.

Le droit à l’information, supérieur en démocratie

Mediapart a toujours jugé légitime le débat critique sur la façon de faire de WikiLeaks, son absence d’explication sur l’organisation du travail éditorial avec ses partenaires journalistiques, la méthode retenue pour le goutte à goutte désordonné des révélations ou encore la justification des coupes, parfois mystérieuses, dans les télégrammes publiés. Mais n’en rester qu’à ce niveau de discussion, d’ordre professionnel en somme, c’est ne pas discerner à temps l’opération en cours dont, au-delà du sort particulier de WikiLeaks, nos libertés numériques sont la cible principale. Face à la révolution numérique, à ses potentialités démocratiques et à ses sociabilités libertaires, c’est une contre-révolution qui se prépare et s’organise.

A celles et ceux qui jugeraient ce pronostic alarmiste, on opposera évidemment le récent épisode hongrois, cette loi contre la liberté de l’information, digne d’un régime dictatorial, promulguée par le pays qui vient de prendre la présidence tournante de l’Union européenne. On ne saurait vraiment dire que cet événement désastreux fasse scandale dans la France officielle, les protestations, y compris celle, bienvenue, du porte-parole gouvernemental François Baroin (journaliste à ses débuts), restant de pure forme tant que des sanctions politiques ne sont pas réclamées contre la Hongrie. Elles ont d’autant moins de force que Frédéric Mitterrand, ministre de la culture… et de la communication, vient de les décrédibiliser par un appel stupéfiant à la censure pure et simple de WikiLeaks. Sa justification de cette demande d’une «interdiction de l’hébergement de WikiLeaks en France» témoigne en effet d’une abyssale inculture démocratique.

“Les renseignements qui sont fournis par WikiLeaks ont été volés, ils ont été piratés. A partir du moment où on les transmet [...] cela relève d’une forme de complicité avec une activité qui a été délictueuse.”

Frédéric Mitterrand sur RFI, jeudi 6 janvier.

On retrouve là l’argument servi, durant l’été 2010, à propos de l’affaire Bettencourt et des enregistrements pirates au domicile de la milliardaire, révélés par Mediapart. En première instance puis en appel – un recours en cassation reste à venir –, la justice française a tranché, conformément à la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme: la légitimité d’informations d’intérêt public, révélant en l’espèce des faits délictueux (fraudes fiscales, financements politiques illicites, prises illégales d’intérêts, entrave à la justice, etc.), l’emporte sur l’origine éventuellement délictueuse des informations révélées – dans ce cas précis, des enregistrements clandestins réalisés par le maître d’hôtel de Liliane Bettencourt.

Autrement dit, le droit du public à être informé est si fondamental en démocratie qu’il peut prendre le pas sur d’autres droits s’il est avéré que les informations rendues publiques sont d’intérêt général – et tel est bien le cas des révélations de WikiLeaks, comme en témoigne abondamment leur reprise par les médias du monde entier ainsi que l’absence de poursuites judiciaires sur le fond. En somme, parce qu’il est une condition de la vie démocratique, le droit à l’information peut être jugé dérogatoire d’autres droits, par exemple le droit des affaires ou le secret des diplomates. L’histoire de la liberté de la presse, de sa protection et de sa promotion, est pavée de décisions de justice ayant construit cette jurisprudence caractéristique d’un État de droit.

L’inconscient anti-démocratique des puissants

En s’exprimant de la sorte, qui plus est comme s’il était lui-même la justice, Frédéric Mitterrand dévoile donc l’inconscient anti-démocratique aujourd’hui à l’œuvre chez nos puissants: que surtout rien ne fuite, que rien ne se sache, que rien ne soit rendu public qu’ils ne contrôlent, valident et maîtrisent. A cette aune, celle de la jurisprudence Mitterrand-le-neveu, et pour ne prendre qu’un seul exemple proche des révélations de WikiLeaks, la publication en 1971 par le New York Times des Pentagon Papers (les papiers du Pentagone), ces 7.000 pages de documents accablants sur la sale guerre américaine au Viêtnam dérobés par un fonctionnaire de l’administration, aurait dû être sanctionnée comme un délit de vol et de recel de vol par la justice. Tout l’honneur de la démocratie américaine fut d’affirmer l’inverse, par la voix de la Cour suprême qui donna raison au quotidien contre la Maison Blanche avec cet argument:

Seule une presse complètement libre peut révéler efficacement les manipulations du gouvernement.

Internet, enjeu politique de premier ordre

Ainsi le numérique, ce moteur technologique de notre troisième révolution industrielle, est-il désormais un enjeu clairement politique. Ce n’est pas une simple querelle des anciens et des modernes, mais bien l’affrontement de nouvelles émancipations et de vieilles dominations. Et cette bataille est un révélateur impitoyable. C’est une des caractéristiques des temps de transition et/ou de révolution, d’avenir incertain et de futur improbable: nombre de ceux qui sont habitués à diriger ou à posséder, et donc à ne pas craindre d’ordinaire les lendemains, deviennent soudain stupides et ignorants, laissant entrevoir, malgré leur intelligence supposée ou leurs diplômes avérés, une bêtise péremptoire ou une inculture confondante, par peur soudaine de l’inconnu.

A ce palmarès, Frédéric Mitterrand n’est pas le premier. Les premiers lecteurs de Mediapart se souviennent ainsi de notre franche rigolade devant l’annonce prématurée de notre décès dans la bouche d’Alain Minc, lequel se distingua également par l’affirmation que l’actuelle crise économique était «grotesquement psychologique». L’équivalence fameuse établie par Denis Olivennes entre Internet et «tout à l’égout de la démocratie» restera longtemps en tête de ce sottisier, d’autant plus stupéfiante qu’elle venait d’un dirigeant de médias s’exprimant devant un parterre de patrons. Mais le réquisitoire paniqué de l’aboyeur Frédéric Lefebvre (devenu depuis secrétaire d’État au commerce, aux PME, au tourisme, à la consommation, etc.), décrivant la Toile comme un nid mafieux, refuge de psychopathes, de violeurs et de racistes qu’il faudrait urgemment éradiquer, lui fera toujours fortement concurrence.

Conseils de lecture à destination des cancres du net

Cette arrogance imbécile trace une ligne de partage, comme l’on dirait une ligne de front, entre ceux qui diabolisent Internet, le réduisant à une grossière caricature, et ceux qui s’efforcent de le comprendre, observant avec précision son évolution, ses promesses et ses limites, ses richesses et ses manques, les pratiques qui s’y déploient et les passions qui s’en emparent. S’ils acceptaient de ne plus être aveuglés par leurs préjugés idéologiques, on conseillerait volontiers aux cancres précités la lecture de trois ouvrages récents, excellentes synthèses des enjeux qui nous occupent ici. Ni béats ni naïfs, leurs auteurs (Dominique Cardon, Patrice Flichy, Antonio Casilli) sont des sociologues expérimentés, évidemment avertis qu’aucune technique n’est libératrice par essence, mais selon les usages sociaux qu’elle favorise ou entrave. Or leur conclusion est qu’Internet offre d’immenses opportunités d’invention démocratique, à condition d’en respecter, défendre et préserver l’écosystème propre. Revue de détail en forme d’antidote à la contre-révolution numérique…

«Rarement la conception d’une technologie aura engagé autant de politique que celle d’Internet», écrit d’emblée Dominique Cardon, l’auteur du premier de ces essais, La Démocratie Internet (Seuil, 2010, coll. «La République des idées»). Sociologue au laboratoire des usages d’Orange Labs, il nous rappelle que, loin d’être d’origine militaire comme on l’entend dire souvent, «Internet est surtout né de la rencontre entre la contre-culture américaine et l’esprit méritocratique du monde de la recherche». Né du bouillonnement libérateur des années 1960, poursuit-il, «Internet aiguillonne toutes les expériences visant à dépasser la coupure entre représentants et représentés: délibération élargie, auto-organisation, mise en place de collectifs transnationaux, socialisation du savoir, essor de compétences critiques, etc.». Une «révolution», insiste-t-il, qui «est une aubaine dans la mesure où elle approfondit et complexifie le régime démocratique»: en élargissant formidablement l’espace public, Internet «constitue un laboratoire, à l’échelle planétaire, des alternatives à la démocratie représentative».

La révolution numérique nous confronte à ce défi: inventer un nouvel âge démocratique dans l’approfondissement et l’enrichissement du précédent. Nos fatigues démocratiques témoignent de la crise de la représentation, à laquelle se limite pour l’essentiel notre pratique politique: déléguer son pouvoir à d’autres. Ainsi limitée, la démocratie reste «inachevée», rappelait en 2000 Pierre Rosanvallon, soulignant ensuite qu’une «contre-démocratie» vient, dès lors, combler ses manques. Avec Internet, poursuit aujourd’hui Dominique Cardon, «la société démocratique sort de l’orbite de la politique représentative», mettant en évidence les limites de l’espace public traditionnel, à la fois autoritaire, élitiste et paternaliste. «Les procureurs de l’espace public numérique, ajoute-t-il, ne parlent jamais pour eux, mais pour les autres. Eux savent, contrôlent, trient la bonne et la mauvaise information, ne sont dupes de rien. Mais, autour d’eux, les gens sont naïfs, sectaires, versatiles et impudiques. Ce paternalisme est de moins en moins tolérable dans des sociétés qui s’individualisent en prescrivant la responsabilité, l’autonomie et la diversité. Internet est un instrument de lutte contre l’infantilisation des citoyens dans un régime qui est censé leur confier le pouvoir.»


Voilà de quoi ils ont peur – de nous, les citoyens –, et c’est pourquoi ils tentent de nous faire peur avec Internet. Conclusion sans appel de Dominique Cardon: «La méfiance à l’égard d’une parole sans contrôle ni censure cache une méfiance plus grande encore à l’endroit d’une société auto-organisée.»
Professeur de sociologie à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée, Patrice Flichy, notre deuxième auteur, avec Le Sacre de l’amateur (Seuil, 2010, coll. «La République des idées»), aborde le même enjeu sous l’angle de «la démocratisation des compétences». Le mot «expert», rappelle-t-il, n’a pas toujours eu la signification contemporaine de «spécialiste», acception excluante qui met à distance le commun des citoyens. Sa signification traditionnelle était «rendue habile par l’expérience», acception prenant en compte à l’inverse cette «expertise quotidienne» qu’il y a chez tout individu, ce que le philosophe Michel de Certeau (1925-1986) appelait «les arts de faire» ou «l’invention du quotidien», tous ces savoirs et ces compétences «qui sont bien distincts de l’expertise des élites».

En troublant le jeu politique traditionnel et en bousculant ses acteurs professionnels, ce surgissement de l’amateur sur Internet évoque, selon Patrice Flichy, cette opinion publique populaire du XVIIIe siècle, bouillonnante et indisciplinée, aux langages aussi inventifs qu’indociles, transgressant en permanence la frontière entre public et privé, dont l’historienne Arlette Farge a montré le rôle décisif dans la Révolution française. Ainsi, sous la question démocratique gît la question sociale, la première étant la condition nécessaire de la seconde. «La société des amateurs est une société plus démocratique, conclut Flichy. C’est une société où l’on considère que chaque individu possède une ou des parcelles de compétence, et que ces éléments peuvent être associés à travers des dispositifs coopératifs. […] L’amateur fait descendre l’expert-spécialiste de son piédestal, refuse qu’il monopolise les débats publics, utilise son talent ou sa compétence comme un instrument de pouvoir. En définitive, il contribue à démocratiser certaines pratiques (artistiques, scientifiques ou politiques), comme le discours critique qui les accompagne. L’amateur oblige les créateurs et les producteurs à se soucier davantage de leur public, les élus à tenir compte en permanence des citoyens, les savants à imaginer d’autres scénarios, les médecins à soigner autrement.»


Avec Les Liaisons numériques (Seuil, 2010), fruit d’une enquête de terrain sur les nouvelles sociabilités du Net, notre troisième auteur, Antonio Casilli, met en pièces les mythes associés à Internet et souvent retournés contre lui par ses détracteurs. Non, la Toile n’est pas «un empyrée immatériel fait d’octets»: virtuel et réel y fonctionnent en boucle, indissociables, les usages informatiques restant «inséparables des pratiques sociales». Non, les identités réelles ne se dissolvent pas dans leurs avatars numériques: «moyens d’exprimer et de réaliser l’autonomie, le contrôle et l’efficacité auxquels les individus aspirent», ce sont aussi de nouvelles stratégies citoyennes ancrées dans un contexte historique inédit. Non, les technologies de l’information et de la communication, les fameuses TIC, ne sont pas, par nature, désocialisantes, les liaisons numériques permettant plutôt «de trouver et de maintenir la distance optimale avec les personnes qui peuplent notre vie».

Bref, devenus de plus en plus objets de notre quotidien, les ordinateurs ne sont pas des chevaux de Troie qui nous mettraient en servitude, résume Casilli, «mais plutôt des fauves que les usagers sont capables de domestiquer – au sens propre du terme, en les intégrant à leurs habitats». Rien de tout cela, évidemment, souligne-t-il pour finir, «ne doit nous rendre aveugles aux périls qui se nichent dans le numérique, surtout quand il est érigé en idéologie. Mais, avec ces périls, les citoyens actuels reçoivent aussi un nouvel assortiment de possibilités, tant sur le plan personnel que sur le plan collectif. C’est la forme même de notre être en société qui est remise en question. Et si cela comprend une partie de risques et de bouleversements, une place subsiste pour des éléments de surprise et de création de nouveaux espaces des relations humaines».

Trois livres donc qui, avec des approches différentes mais complémentaires, disent l’enjeu de la révolution numérique, et de la bataille qui commence. Car ce sont ces possibles, ces surprises et ces étonnements, ces inventions et ces créations que menacent la contre-révolution numérique. En voulant soumettre Internet à ses intérêts, politiques et économiques; le normaliser et le contrôler selon des règles contraires à sa vitalité propre, c’est l’idée même d’une alternative au monde tel qu’il est, injuste et inégal, qu’elle entend conjurer.

Article initialement publié sur Mediapart. Retrouvez les premiers épisodes sur OWNI: “En défense d’Internet et de WikiLeaks (1): nous autres, barbares…” et “En défense d’Internet et de WikiLeaks (2): la question démocratique”.

Illustrations CC FlickR: lavatwilight, shaymuss22, takomabibelot et cogdogblog

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En défense d’Internet et de WikiLeaks (2): la question démocratique http://owni.fr/2011/01/04/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-2-la-question-democratique/ http://owni.fr/2011/01/04/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-2-la-question-democratique/#comments Tue, 04 Jan 2011 07:30:19 +0000 Edwy Plenel http://owni.fr/?p=40988 En nos temps troublés et incertains, mêlant peurs et inquiétudes, l’extension des libertés est la seule garantie pour éviter aveuglements et démagogies, impostures et aventures. Or, au principe et au ressort de la démocratie, il y a le droit à l’information, condition d’une participation éclairée des citoyens aux affaires publiques.

La démocratie confisquée

La haine d’Internet est une haine de la démocratie, disais-je dans le billet précédent. Les polémiques soulevées par le feuilleton WikiLeaks l’ont illustré, parfois jusqu’à la caricature. C’est ainsi que l’on trouve, sur le site de la revue La Règle du jeu, dirigée par Bernard-Henri Lévy et récemment fêtée par elle-même, l’affirmation suivante:

WikiLeaks n’appartient pas à la démocratie, mais à la dictature.

Sous la signature de l’auteur de ce réquisitoire, l’écrivain Yann Moix, la démocratie a un drôle de visage, dans une inversion des valeurs toute orwellienne: loin d’être un partage, elle est un privilège; loin d’être une liberté, elle est une privation. Quand l’idéal démocratique originel, tel qu’il fut promu par les révolutions américaine et française, est celui de l’abolition des privilèges et de la souveraineté du peuple, voici donc, deux siècles plus tard, une pensée aristocratique, oligarchique et élitiste, en lieu et place d’une philosophie de la liberté.

Extrait, pour que chacun juge sur pièces, de cette pensée inégalitaire qui appauvrit la démocratie pour mieux la confisquer: en démocratie, selon Yann Moix,

J’accepte, pour mon bien qui est lié au bien d’une communauté nationale, de ne pas être en mesure, à titre individuel et privé, de bénéficier de toutes les ressources et informations – ce privilège, je l’ai abandonné (démocratiquement) au Président de la République et à son gouvernement. Je me cache à moi-même des choses par son intermédiaire – parce que j’ai choisi, accepté de le faire ; parce que j’admets, tacitement, qu’il en fera meilleur usage que moi, que nous tous rassemblés. Et surtout, je suis conscient que, dans cette part de secret, de voile, d’opacité, réside une valeur ajoutée (en terme de sécurité, mais aussi de démocratie) que le dévoilement, que la publicité mettraient à mal. WikiLeaks pose donc un problème grave : il rompt le contrat, celui de Rousseau, des Lumières. Il rompt le contrat social. Il est anti-démocratique parce que soudain, un homme, un organisme, un homme-organisme, décide de ne plus jouer le jeu, de quitter la farandole. Sans bénéficier des pouvoirs (ni la légitimité) de ceux qui nous dirigent mais surtout, mais essentiellement nous représentent, il se met en face d’eux, au même niveau, à la même altitude.

Comme en témoignent nos premières déclarations d’intention, Mediapart s’est fondé et construit sur la conviction inverse d’une démocratie qui, loin de se réduire à la délégation de pouvoir, suppose la circulation des informations et le partage des décisions. Lors de notre lancement, nous citions ainsi La haine de la démocratie, livre pionnier du philosophe Jacques Rancière qui, dès 2005, montrait combien l’idéal démocratique était désormais vécu comme une menace par les nouvelles oligarchies conquérantes d’un capitalisme vorace et rapace, sans freins ni limites. Il suffit de le relire pour trouver ample réponse à La Règle du jeu et comprendre que, décidément, la question démocratique est devenue une véritable ligne de partage où se joue la question sociale: de la régression ou de l’extension des libertés et des droits individuels dépend le maintien ou le recul des inégalités et des injustices collectives.

La transparence totalitaire, spectre d’une peur de la démocratie

Dès lors, l’information devient un enjeu décisif: sauf à user de la contrainte et de la force – ce qui n’est jamais exclu –, toute politique socialement régressive suppose, pour s’imposer et perdurer, un peuple qui soit le moins armé pour la contester, la démasquer et la réfuter. En d’autres termes, qui en sache le moins possible, privé de l’accès le plus large aux informations d’intérêt public et détourné des vérités factuelles par des diversions et des illusions, fictions idéologiques et déréalisations aveugles. C’est en ce sens que l’épisode WikiLeaks est un marqueur et un révélateur: tous ceux qui caricaturent en transparence totalitaire ce combat explicite pour le droit à l’information des citoyens laissent entrevoir, peu ou prou, leur peur de la démocratie, de son bouillonnement et de sa vitalité, de ses excès et de ses débordements.

Du coup, face à cette lassitude démocratique qui saisit nos élites ou prétendues telles, d’anciennes espérances énoncées par des esprits fort raisonnables semblent soudain des brûlots révolutionnaires. En nos temps de mensonges financiers et d’opacités économiques, il n’est pas inutile de se souvenir, par exemple, de ce qu’écrivait Pierre Mendès France (1907-1982) à propos de cette «fausse science» promue avec autorité comme un savoir économique:

«Le plus difficile en réalité n’est pas de faire admettre certaines données fondamentales de l’économie. Le plus difficile est de percer le rôle des préjugés et de la fausse science que trop d’hommes acceptent docilement, passivement parce qu’il a été accepté pendant des siècles. Le plus difficile, c’est d’amener les hommes à penser par eux-mêmes, qu’ils peuvent, qu’ils doivent exiger des informations complètes constamment soumises au contrôle du débat public»
Pierre Mendès France et Gabriel Ardant, Science économique et lucidité politique, 1973.

Du même Mendès France, dans La République moderne (1962), cette définition ambitieuse de la démocratie qui ferait crier au péril fasciste les tenants de la vulgate Yann Moix:

La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement un bulletin dans une urne, à déléguer les pouvoirs à un ou plusieurs élus puis à se désintéresser, s’abstenir, se taire pendant cinq ans. Elle est action continuelle du citoyen non seulement sur les affaires de l’Etat, mais sur celles de la région, de la commune, de la coopérative, de l’association, de la profession. Si cette présence vigilante ne se fait pas sentir, les gouvernements, les corps organisés, les fonctionnaires, les élus, en butte aux pressions de toute sorte de groupes, sont abandonnés à leur propre faiblesse et cèdent bientôt, soit aux tentations de l’arbitraire, soit à la routine et aux droits acquis. La démocratie n’est efficace que si elle existe partout et en tout temps.

Négligence et passion du secret, “deux principaux responsables de l’oubli ou de l’ignorance”

Nul hasard sans doute si ces deux citations se retrouvent au fil des pages du récent essai d’Arnaud Montebourg, Des idées et des rêves (Flammarion), lequel met en tête de ses «Propositions pour établir une nouvelle et puissante démocratie» l’impérative nécessité de «rendre l’information publique accessible à tous, la partager et la dépolitiser, en créant une Agence indépendante du gouvernement, “données.gouv”, chargée de mettre en ligne la totalité des informations des administrations publiques», à l’exception de celles relevant de secrets règlementés (défense nationale, enquêtes judiciaires, vie privée). «C’est l’assurance, ajoute-t-il, d’une information non manipulable entre les mains des gouvernants et la garantie pour le citoyen d’une discussion publique basée sur des données transparentes».

D’une époque incertaine à l’autre, Arnaud Montebourg est au Parti socialiste l’un de ces Jeunes Turcs que fut au Parti radical Pierre Mendès France. C’était dans l’entre-deux guerres, quand le Parti radical était encore le pivot de la vie parlementaire et avant que la Troisième République s’effondre à l’été 1940. Si nous osons ce parallèle, c’est parce que l’insistance mendèsienne sur le partage de la démocratie n’est évidemment pas sans rapport avec cette épreuve. Toute une génération voit son monde disparaître et ses repères s’enfuir au spectacle de l’avilissement de la majorité des élites politiques, économiques et intellectuelles du pays dans l’armistice et la collaboration. Mendès France fut de la petite cohorte de ceux qui dirent spontanément «non» et sauvèrent l’honneur, tout comme un autre homme de principe, peu suspect d’aventurisme ou d’inconscience, Marc Bloch.

Historien, co-fondateur avec Lucien Febvre de l’École des Annales, Marc Bloch (1888-1944) fut, à un âge déraisonnable, un résistant actif. Martyr assassiné par les nazis, il a laissé une réflexion douloureusement lucide sur l’effondrement national de l’été 1940. Or L’étrange défaite, écrit en août et publié après la guerre, contient, dans sa troisième et dernière partie, une vive mise en garde sur la question qui, ici, nous occupe: le lien consubstantiel entre démocratie et information, vitalité de l’une et liberté de l’autre. S’interrogeant sur les «causes intellectuelles» de la défaite, Marc Boch écrit ceci: 

«N’avions-nous pas, en tant que nation, trop pris l’habitude de nous contenter de connaissances incomplètes et d’idées insuffisamment lucides? Notre régime se fondait sur la participation des masses. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible? Rien en vérité. Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendus démocrates».

Et Marc Bloch, après avoir critiqué la faiblesse informative de la presse française, alors l’une des plus florissantes au monde, d’ajouter ce verdict en forme de litote: «Le sage, dit le proverbe, se contente de peu. Dans le domaine de l’information, notre bourgeoisie était vraiment, au sens du sobre Epicure, terriblement sage».

Quelques mois plus tard, en 1941, écrivant son Apologie pour l’histoire, ouvrage inachevé et également posthume, Marc Bloch enfonçait le même clou. Évoquant le matériau des historiens – témoignages, documents, traces, etc. –, il fustigeait les «deux principaux responsables de l’oubli ou de l’ignorance: la négligence, qui égare les documents; et, plus dangereuse encore, la passion du secret – secret diplomatique, secret des affaires, secret des familles qui les cache ou les détruit».

«Notre civilisation, concluait-il, aura accompli un immense progrès le jour où la dissimulation, érigée en méthode d’action et presque en bourgeoise vertu, cèdera la place au goût du renseignement, c’est-à-dire, nécessairement, des échanges de renseignements.»

Telle fut, hier, la leçon de Marc Bloch. Telle est, aujourd’hui, notre exigence.

Article initialement publié sur Mediapart. Retrouvez le premier épisode sur OWNI: “En défense d’Internet et de WikiLeaks (1): nous autres, barbares…”

Illustrations CC: Anonymous9000, Irene Stylianou, adactio,

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